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Le duc de Beaufort chancela de surprise, tant la chose lui semblait impossible.

On l’attaquait sur ses arrières !… Lui !… Sous les portes de Paris où, avec les siens, il régnait en maître !

Pris frontalement sous le tir diaboliquement précis des mousquets des Foulards Rouges, attaqués à revers par une centaine d’hommes fortement armés et très disciplinés, dragons et mousquetaires frondeurs connurent un instant de flottement puis un début de panique et le duc de Beaufort, à cheval, eut grand-peine à rassembler ses troupes. Alors, se détachant, il se porta seul, non sans courage, au-devant de la centaine d’hommes dont l’intervention venait de ruiner ses ambitions.

Un homme de petite taille, tout de noir vêtu et entouré d’un grand respect par ses troupes, lui fit face avec, sur le visage, un insondable sourire.

Le duc de Beaufort faillit s’en étrangler :

— Vous ?

— Qui d’autre pour faire régner l’ordre, par nuit noire, en la bonne ville de Paris ? répondit Jérôme de Galand.

Beaufort, hagard, répéta :

— L’ordre…

Puis, brusquement écumant de rage :

— Ah çà, morbleu, de quel ordre parlez-vous donc, monsieur le policier ?

Le calme de Galand contrastait singulièrement avec l’exaltation du duc de Beaufort et le baron, qui s’exprimait d’une voix douce et mesurée, n’ignorait point qu’il contribuait ainsi à porter son interlocuteur à ébullition.

Il expliqua, en accentuant non sans malice l’air de grande patience qu’il se donnait :

— Monsieur le duc, lorsqu’un estaminet d’aussi mauvaise réputation que le « Coq Noir » est en quelque sorte projeté en les cieux, mais certainement pas en direction de Dieu le Père, que deux partis inconnus se battent sous les murs de Paris, je ne fais que mon devoir en réunissant deux compagnies d’archers, soit quatre-vingts hommes et leurs officiers, afin de rétablir l’ordre. Ne l’aurais-je point fait, vous eussiez, en d’autres circonstances, été le premier à dénoncer mon manque de vigilance et mon peu de hâte à maintenir un ordre auquel sont très attachés messieurs les princes.

Le duc de Beaufort hésitait, ne sachant point si le baron de Galand était un fourbe de grande intelligence ou un parfait imbécile d’une totale loyauté. Quoi qu’il en fût, sa position était inattaquable, aussi Beaufort baissa-t-il un peu le ton :

— Mais n’avez-vous point vu les Foulards Rouges ?

— Des foulards rouges alors qu’il fait nuit noire !… J’ai vu quelques dragons, et de nombreux mousquetaires. J’ai alors songé qu’une avant-garde de l’armée de monsieur le maréchal de Turenne cherchait à forcer la Porte Saint-Victor… Que voulez-vous, monsieur le duc, nous autres, gens de police, n’avons guère l’occasion de réfléchir trop longuement avant de choisir le maintien de l’ordre.

— Soit !… Soit !… répondit le duc de Beaufort qui ne cachait point sa grande déception.

Galand insista :

— Pardonnez-moi, monsieur le duc, mais je devrais faire rapport à monsieur le duc d’Orléans, quand monsieur le prince de Condé souhaitera sans doute m’entendre sur cette affaire…

— Eh bien ?

— Pourrais-je voir un de ces Foulards Rouges ?…

— Un…

Le policier, voyant le grand étonnement du duc, poursuivit :

— Ou un de leurs morts ?…

— Un mort ?…

— Un de leurs blessés, alors ?… insista Galand.

— C’est que…

— Un prisonnier, peut-être ?…

Le duc sursauta, comme s’il se trouvait tout soudainement touché par la foudre puis, furieux, il se tourna vers un de ses officiers qui attendait depuis un certain temps déjà :

— Où sont-ils ?… Où sont les Foulards Rouges ?…

— Précisément, monseigneur, je voulais vous avertir : ils sont en train de fuir. Doit-on les poursuivre ?

— Mais bien entendu, triple sot !

Dans la plus grande confusion, Beaufort parvint à réunir une cinquantaine d’hommes tandis qu’en colonne par deux, dans un ordre parfait mais sourires goguenards aux lèvres, les archers de monsieur de Galand prenaient la direction de la Porte Saint-Victor.

Le policier savourait sa victoire en silence lorsque le lieutenant Ferrière se porta à sa hauteur en riant.

— Bel instant !… Les libellistes vont donner grand bonheur à leurs lecteurs : « La police de Paris bat en l’humiliant un fort parti de mousquetaires du glorieux duc de Beaufort !… Profitant de ce combat inattendu, les Foulards Rouges s’esquivent. »

Le baron de Galand haussa les épaules.

— Il faut savoir saisir les petits bonheurs que nous offre la vie.

— Mais précisément, comment le saviez-vous ? Comment saviez-vous pour les Foulards Rouges et surtout pour le duc de Beaufort qui ne vous entretient certainement pas de ses projets ?

Jérôme de Galand observa longuement le lieutenant, sans dissimuler sa bienveillance :

— Tout savoir, tel est mon métier, mon bon Ferrière. Tout savoir et parfois ne point bouger… Ou intervenir en grande urgence. Vous comprendrez cela un jour, lorsque vous me succéderez.

Puis, pour lui-même :

— Il faut un seul maître à la police de Paris, ou bien c’est l’égarement. Si nous battons la Fronde, j’enverrai semblable projet au roi.

En soldat d’expérience, le général-comte de Nissac avait tout envisagé, y compris une retraite précipitée.

Aussi, c’est sans hésitation qu’il mena sa petite troupe vers le vaste jardin royal d’herbes médicinales fondé par Guy de La Brosse, un quart de siècle plus tôt.

Cependant, il fit un détour par le labyrinthe à l’entrée duquel il abandonna une de ses torches qui grésilla sur la terre battue.

Puis, toujours en courant, il prit la direction totalement opposée et fit éteindre les torches dès qu’ils eurent atteint un bâtiment de planches en lequel ils entrèrent tous les huit, se heurtant aux pelles et pioches des jardiniers.

Le lune éclairait généreusement le jardin et, par la porte du bâtiment demeurée entrouverte, Nissac put informer ses compagnons des nouvelles et passionnantes aventures du duc de Beaufort.

Celui-ci, découvrant la torche encore chaude, exulta : entrés dans le célèbre labyrinthe, les Foulards Rouges n’en sortiraient que morts ou prisonniers.

Le duc fit donc cerner la place et venir de gros renforts depuis la capitale en menant grande agitation afin que nul n’ignore le triomphe qu’il pressentait.

Pendant deux heures, le labyrinthe fut parcouru en tous sens par les soldats de la Fronde, qui finissaient toujours par se croiser, se hélaient de joyeuse humeur, s’apostrophaient, ou se laissaient prendre par d’interminables crises de rire tandis qu’un dragon mettait un tonneau en perce afin de désaltérer ses camarades qui commencèrent à tituber en ce labyrinthe qui, de gorgée de vin en gorgée de vin, leur paraissait un avant-goût de l’enfer. Si bien qu’entre ceux qui ne buvaient point mais hurlaient de rire, et ceux qui honoraient Bacchus mais hurlaient de terreur, le labyrinthe évoquait quelque institution où l’on parque les fous incurables.

Le regard perdu, ne saisissant plus que très imparfaitement le fonctionnement du monde, le duc de Beaufort porta la main à son crâne bouillant, ne chercha plus à comprendre quelle force maléfique soutenait les Foulards Rouges et, la mort dans l’âme, donna le signal du repli vers Paris, ville où il entra tête basse suivi d’une troupe où certains titubaient.

Des Parisiens réveillés par les préparatifs de victoire du duc ne manquèrent point de saluer son retour avec toute l’ironie qu’appelait la situation.

Le comte de Nissac attendit encore une dizaine de minutes, puis fit rallumer les torches.

Ils avaient une longue marche devant eux, se trouvant dans l’obligation d’entrer dans Paris par la Porte de Nesle, fort judicieusement placée, depuis peu, sous l’entier contrôle des hommes de Jérôme de Galand.

Le comte prit la baronne par la taille.

— Madame, ce foulard rouge me fait songer à vos jarretières de semblable couleur.

Elle l’embrassa avec violence, puis lui murmura à l’oreille :

— Monsieur que j’aime, encore un peu de patience et ce qui demeure de la nuit sera à nous.

Les foulards rouges
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